Frank Miller et son découpage BD cinématographique

Frank Miller dessine Daredevil

Reprise de notre passionnant entretien avec Jean-Marc Lainé à l’occasion de la sortie de son ouvrage « Frank Miller, Urbaine Tragédie » chez les Moutons électriques dans la Bibliothèque des Miroirs. Pour mémoire, l’entretien à commencé ici : [Jim Lainé et la tragédie urbaine de Frank Miller] et s’est poursuivi ici : [Des influences de Frank Miller].

EFDLT : Jim, tu viens de souligner la spécificité du médium BD par rapport au cinéma, notamment. Alors justement, est-ce que tu dirais que Miller met en scène ses planches d’une manière « cinématique » ?

Jean-Marc Lainé : Par « cinématique », je comprends dynamique plus que cinématographique. Je crois d’ailleurs (c’est une apartée) que c’est toujours une erreur de dire de certains auteurs qu’ils ont une manière de raconter cinématographique. La BD et le cinéma, c’est quand même bien bien différent.

Mais je crois que tu parles davantage du mouvement qu’un bédéaste peut donner à ses pages, en utilisant le sens de lecture, ce genre de choses. Et là, oui, je crois que c’est le cas de Miller. En utilisant un gaufrier, il crée une sorte de format unique de case, comme un écran, et de là, il joue à la fois sur le montage et sur la surface de la planche.

Elektra, fais gaffe au Tireur !!

Quand il utilise des cases verticales pour marquer les changements de scène, comme dans certains épisodes de Daredevil, c’est aussi un jeu sur la forme et sur les lignes de lecture. Il crée un vaste mouvement qui guide l’œil de ses lecteurs sur ses planches.

Frank Miller, le roi du storytelling BD/comics.


EFDLT :
Oui, là-dessus, je crois que la critique est unanime : Frank Miller est un maître storyteller. Maintenant, ce savoir-faire narratif, il s’en sert pour dire quoi, exactement ? Il a ses petites fixettes et j’ai même l’impression qu’il tourne en rond, ces derniers temps, scénaristiquement parlant.

Jean-Marc Lainé : Moi, je pense que c’est un sale môme. Que ça a toujours été un sale môme. Il s’amuse, il se moque, il ricane, et il s’empare de tous les jouets qui passent à portée de main (faire un film sur le Spirit ou une pub de parfum). Mais désormais, il a la cinquantaine.

Frank Miller sur DD : un homme en colère !

Quand il a fait Daredevil ou Dark Knight Returns ou Born Again, c’était un jeune homme en colère. Donc non seulement il s’amusait et profitait de son statut pour faire ce qui lui plaisait (genre, Ronin), mais en plus il semblait avoir des choses à dire sur la société, le gouvernement, la politique, tout ça… Du coup, une partie de la critique (et du public) a reconnu en lui un « auteur », quelqu’un qui a quelque chose à dire. Et quand il s’est fait plaisir à déconner avec Walt Simonson sur Robocop vs Terminator, tout le monde s’est étonné sur un ton presque de reproche. Mais faut savoir ce qu’on veut : un bédéaste ou un militant. Et je crois que Miller n’a jamais été militant. C’est surtout une grande gueule qui, maintenant qu’il est adulte, professionnel et reconnu, peut s’amuser comme il voulait s’amuser quand il était môme.

Dans All-Star Batman, au final, on voit bien qu’il s’amuse. Ça plaît ou pas, mais je crois que son approche est une approche de potache, de garnement. Dans le Spirit aussi, il s’amuse. Heureusement, on n’est pas obligé de partager son humour.

Du coup, y a un truc de Miller qui prend une autre teinte sous cette lumière, c’est les Tales to Offend, et les micro-aventures de Lance Blastoff : c’est Miller qui s’amuse, mais aussi Miller qui commente la société, le tout dans un gros package coloré de mauvais esprit.

Frank Miller dessine le comic book Tales to Offend

EFDLT : Est-ce que c’est plus difficile d’être scénariste quand on n’a rien à dire ?

Jean-Marc Lainé : J’en sais rien. Je ne pense pas. Je ne crois pas aux scénaristes (ou écrivains, ou cinéastes) qui ont des choses à dire. Je crois aux conteurs qui ont des histoires à raconter. Je suis de ceux qui préfère un bon conteur, et qui veulent qu’on leur raconte une histoire. Je pense que « les choses à dire », elles viennent toutes seules. Le discours sur la pauvreté des colonisés dans le deuxième Indiana Jones, ça prend un plan, mais c’est suffisant, pas besoin de faire un pamphlet de deux heures. De même, quand j’écrivais du Mickey avec Jérôme Wicky, on évoquait des sujets dits sérieux, mais au premier chef, on cherchait à raconter des histoires.

EFDLT : Oui, c’est très juste, ce que tu dis-là (et ça me rassure pour la suite de ma carrière, héhé).

[à suivre]